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Guebwiller
Association Cercle Émile Storck : des projets et des regrets
Les membres du Cercle Émile Storck Émile Storck Kreis se sont réunis dernièrement en assemblée générale ordinaire, sous la présidence de Richard Ledermann.L'association a décidé d'organiser un Maibummel dans le cadre de l'opération «Friejohr fer unsri Sproch», de participer à la prochaine édition de Bilingo, et de se rendre en septembre prochain sur les traces dAlbert Schweitzer à Gunsbach, sous la houlette de Jean-Paul Sorg. La rédaction du bulletin 2015 est déjà bien avancée. Quant au Stammdisch, il na pas eu lieu faute de participants. «La place de la langue allemande dans le quotidien des Alsaciens ne semble pas être une priorité, ce qui peut paraître paradoxal dans une académie où le manque douverture de classes bilingues est mis en avant à chaque rentrée scolaire», a constaté le président. Et de citer le recteur Pierre Deyon, qui disait en 1985: «Il nexiste quune seule définition scientifiquement correcte de la langue régionale en Alsace, ce sont les dialectes alsaciens, dont lexpression écrite est lallemand. Lallemand est donc une des langues régionales de France». Opinion du recteur Jean-Paul de Gaudemar en 1991, également citée par Richard Ledermann: «L'allemand présente, du point de vue éducatif, la triple vertu d'être à la fois l'expression écrite de la langue de référence des dialectes régionaux, la langue des pays les plus voisins, et une grande langue de diffusion européenne. Enseigner l'allemand à l'école primaire en Alsace participe ainsi dune triple entreprise: soutien de la langue et de la culture régionales, enseignement précoce des langues vivantes et initiation à une culture européenne et internationale».Le président du Cercle Émile Storck a encore déploré «l'absence de presse quotidienne en allemand, de littérature contemporaine en langue allemande dans les librairies alsaciennes» estimant également que «les émissions radio ou de télévision en allemand n'interpellent qu'une minorité»....
Journal l'Alsace du 06 janvier 2015, pages locales Guebwiller
La leçon d'alsacien
Jean-Paul Sorg
Dans une librairie parisienne, une matinée d'hiver 1924, trois intellectuels européens conversent. Un Allemand (Rainer Maria Rilke), un Suisse (Carl J. Burckhardt, historien et futur diplomate, né à Bâle) et un Français (Lucien Herr, né à Altkirch en 1864, bibliothécaire à lÉcole Normale). On parle de littérature, on compare des incomparables, la poésie allemande et la poésie française. Rilke considère la Fontaine comme le plus pur, le plus « limpide » (il avait dit dans un beau germanisme « limpider »), des poètes français. Intraduisible en allemand, bien sûr. Herr répond quil connaît pourtant un poète allemand qui est comme un jeune frère de La Fontaine. Les deux autres et le libraire, Augustin, écarquillent les yeux et dressent loreille. Il récite :
Der Vogel schwankt so tief und still,
Und weiß nit, woner ane will.
Es chunnt so schwarz, und chunnt so schwer,
Und in de Lüfte hangt e Meer
Voll Dunst und Wetter. Loos, wie s schallt
Am Blauen, und wie s widerhallt;
C'est du Hebel, Alemannische Gedichte. « Das Gewitter » (l'orage). « Quelqu'un a-t-il jamais su visualiser l'orage, ce puissant et total phénomène de la nature, avec autant de force ? », demande Herr.
Le libraire : « On croirait entendre du chinois, mais le rythme est de toute beauté, comme dans Homère. »
Rilke, avec tristesse et comme accablé : « Moi aussi jai du mal à comprendre, cest de lalémanique. »
«C'est franc comme l'osier», fit le bibliothécaire en riant. «Franc et plein de fraîcheur. Ainsi parlaient nos paysans. » Il répète les deux premiers vers, qui sont, souligne-t-il, ce qu'il connaît de plus beau en poésie.
Der Vogel schwankt so tief und still,
Und weiß nit, woner ane will.
Je ne comprends pas « ane », soupire Rilke. Agacé, Herr lui traduit (transpose) en allemand dit standard.
Der Vogel fliegt so tief und still,
Und weiß nicht, wo er hin will.
Voilà, tous les germanophones comprennent, on na changé qu'un mot, mais tout le charme poétique s'est évaporé. « Cest du ane que tout dépend », conclut brusquement Herr en prenant congé. Assez de justifications !
Il faut avoir l'oreille très fine, exercée par la musique des dialectes, pour percevoir une différence de ton entre « wo er hin will » et « woner ane will ». Le hin est dur, carré, il y a en lui, on se demande pourquoi, quelque chose d'impérieux. Wo will er hin, der Kerl ? Ton inquisitorial. Le hin est chargé de connotations de commandement, militaire ou scolaire. Tandis que ane paraît tendre, familier. Exercice de gymnastique mentale pour les non-dialectophones natifs : lisez ici le « a » de ane comme « an » en français et le terminal comme un a. L'harmonie musicale se produit sur le contraste entre an et a. Subtil effet décho aussi du premier au deuxième vers. Le son « an » dans schwankt rebondit dans « ane ». Bizarrement, par négligence peut-être, en traduisant, Herr na pas retenu lallemand « schwankt » (chancelle), seule la prononciation de la voyelle change, et la remplacé par le banal « fliegt » (vole).
En prononçant ane, accentuez bien la première syllabe et atténuez la dernière jusquà la rapprocher d'un e (é), raison pour laquelle il est préférable de la noter par e que par a. Et vous prononcerez aussi stéll et wéll (soit dit en référence à l'usage orthographique français). Vous ferez ainsi entendre et vous entendrez en alémanique le même message, avec les mêmes mots, mais dans une autre tonalité qui fait une autre musique. Comme si au piano vous transposiez l'air du Hans im Schockloch (par exemple) de do en ré.
Les variétés dialectales, dans leur aire linguistique commune, sont autant de variantes ou variations sonores (musicales) d'une même langue. Ces variations s'obtiennent par un jeu de contrastes et d'assonances sur les voyelles essentiellement. La structure des mots est fixée par les consonnes. Entre les consommes, les variations vocaliques possibles sont comme infinies, certaines sont réalisées, produites par les locuteurs, d'autres non, mais celles qui sont entrées dans un usage commun, sur un territoire donné plus ou moins étendu (une région entière, ayant une identité historique, ou juste quelques villages contigus, voire un seul village ou en ville certains quartiers), obéissent à des règles musicales d'accord et d'unité systémique qu'il est difficile d'analyser en tant que phénomènes acoustiques. N'importe quel son ne va pas, ne sonne pas avec n'importe quel autre.
À Lembach, au nord de lAlsace, le poète (Fernand Bernecker) écrit :
Waasch dü Maadel, wàs Haamweh isch ?
À 200 km. de là au sud (« L'Alsace est un long corridor »), dans la région de Mulhouse, on dirait et écrirait :
Weisch dü Maidle wàs Heimweh isch ?
Pour peu qu'ils parlent (encore ) allemand (teutsch), la compréhension entre l'Alsacien septentrional et l'Alsacien méridional est immédiate ou ne nécessite qu'un peu d'accoutumance. On entend bien que la différence entre les deux parlers (extrêmes !) n'est que - ou est principalement - vocalique, donc musicale. Unité locale, système phonique : là où l'on dit waasch on dit Haam ; là où weisch, Heim. Etc. Les exemples les plus divers sont innombrables. Ferdinand de Saussure ira jusquà affirmer (logiquement) qu' « il y a autant de dialectes que de lieux » et que cependant les changements étant peu considérables l'on se comprend de dialecte à dialecte dans une continuité linguistique sans limites naturelles.
En Alsace, du haut-alémanique du Sundgau au parler bas-alémanique du Kochersberg (Kochersbarri) et jusquau francique rhénan de Wissembourg. Et par-delà les frontières des États-nations, du parler de Mulhouse au parler de Bâle et du colmarien au badois, àne am Rhi.
En allemand standard (ou littéraire), la transposition du parler (et de l'écrit) de Lembach comme de celui de Mulhouse et d'ailleurs encore donnerait :
Weißt du Mädchen, was Heimweh ist ?
Comme quoi, cela saute aux yeux et aux oreilles -, l'alsacien, dans sa généralité et toute sa diversité, est bien un état (une forme, une concrétion singulière) de l'allemand. Un dialecte n'est pas une « sous-langue », ou une « basse langue », cela na pas de sens linguistiquement parlant. Et la « haute langue », comme par exemple « le haut allemand » (expression d'ailleurs ambiguë), n'est pas langue supérieure, elle ne constitue elle-même qu'une variation de la langue « générique », parmi une foule de variantes. D'un point de vue linguistique pur, elle ne jouit daucune préséance. Mais l'histoire, la politique, en a fait la langue de référence, c'est vrai et c'est tout.
L'état dialectal dune langue est son état premier (et non primitif), son état naturel. Saussure encore le disait dune formule : « La langue livrée à elle-même ne connaît que des dialectes, dont aucun n'empiète sur les autres ». Seulement, dans la cité, dans l'histoire, elle ne reste pas livrée à elle-même : une nation politiquement constituée, dotée dun État, éprouvera le besoin d'imposer sur son territoire une langue unique, normée, littéraire, afin que tous les citoyens se sentent unis de cette façon, qu'ils entendent les mêmes lois et s'y soumettent en connaissance, qu'ils partagent aussi avec les mêmes textes les mêmes valeurs. Une question d'ordre, contre l'anarchie tendancielle des dialectes ! Ainsi va l'histoire. Toujours vers plus d'unité, d'uniformité, et des unités de plus en grandes, jusquà l'unité monde ? Ainsi le progrès ?
Pris dans cette marche forcée en avant, au milieu de tous ces profits, certains individus au long souvenir ressentent les pertes subies, l'appauvrissement induit. Une même logique, qui peut sembler irréversible, ne finit pas de réduire la diversité linguistique et culturelle comme elle réduit la diversité biologique. Tant d'espèces linguistiques et tant d'espèces vivantes disparaissent chaque année. Entreprendre de sauvegarder celles qui déclinent, de les protéger, de les faire respecter, est la raison fondamentale et l'espérance de lécologie, dans ses deux directions alors, l'une culturelle, l'autre naturelle. Les situations et les conditions du combat sont chaque fois particulières, sont elles-mêmes diverses ! Donc, pragmatisme.
Pour ce qui est de nombreux dialectes, leur avenir ne sera pas un retour à leur vie naturelle passée, comme langue vernaculaire dusage quotidien ; il pourrait nêtre que muséographique (soit dit par métaphore) ou culturel, folklorique même, selon une tendance, et savante, dialectologique, selon une autre. Ce ne serait pas rien ! Ce ne serait pas du tout méprisable. L'apprentissage scolaire du dialecte serait d'emblée un apprentissage de dialectologie. Ceci dès la maternelle ! On n'apprendra pas aux enfants à dire : Ich heiss François un dü ? Mine Màme schàfft uf me Büro. On leur apprend des comptines, des chansons, des poésies, et on les rend attentifs aux similarités et aux singularités du dialecte pratiqué par rapports à d'autres et à l'allemand standard. On les rendra sensibles au jeu des variantes, et pas seulement à la forme écrite standardisée.
Un dialecte normalement est la langue maternelle, que l'enfant n'apprend pas à la Maternelle, mais dans la famille, en apprenant à parler. Il est contre-nature (mais nous sommes bien voués à la culture) d'apprendre un dialecte vernaculaire à l'école. Voilà pour le principe tout théorique. Dans la situation linguistique et politique particulière où nous sommes aujourd'hui en Alsace, le passage par l'apprentissage de l'allemand commun, standard, de vaste champ, auquel les dialectes alsaciens, lorrains, badois, bâlois, etc., sont « assignables » (selon une formule de Claude Hagège), est la seule voie pédagogique réaliste. Il faut apprendre intensivement l'allemand tout court, mais dans la même foulée en quelque sorte, avec méthode et néanmoins grande souplesse, grande liberté, l'on apprendra (enseignera) des variantes dialectales présentes encore dans l'environnement et d'avantage dans un corpus littéraire (et discographique aussi) que des érudits, des chercheurs, des philologues, des historiens, se donnent pour tâche d'ordonner, d'enrichir et d'entretenir, le tout garanti par la puissance publique. On se rend compte que tout cela suppose une politique linguistique régionale globale, dont la volonté et la mise en œuvre supposent un pouvoir politique régional ayant les coudées franches, ce qui suppose en premier ressort une conscience et une volonté collective générale, la détermination d'un peuple uni et courageux. Comme nous en paraissons loin.
Chaque variante dialectale a sa musicalité propre (sur un thème identique) et présente quelques traits originaux de sémantique et de grammaire qu'on ne trouvera pas dans la langue générale. (La linguistique comme la biologie ne connaît que des variations.) Rilke ne comprenait pas « ane » dans : der Vogel weiß nit wo ane. L'oiseau ne sait où aller. Pour Herr, la saveur unique de la phrase tenait à ce petit mot de valeur adverbiale. On ne le saisit pleinement que dans la relation à son contraire : àne. (Prononcez comme en français anna, dans ananas, mais en accentuant et allongeant le premier a. Nous adoptons ici la graphie des anciens, comme Hebel, Katz et Storck, qui placent l'accent grave sur a prononcé comme en français dans tas, et non sur la nasalisé an, comme dans enfant. Habituellement et non sans bonnes raisons pratiques, on fait aujourdhui le contraire.) Exemple littéraire chez le poète Émile Storck :
Es schnèit.
In fine Fàde un Stràhne
kèit
der Schnee iwrem schwarze Trottoir àne.
Àne : en face, de lautre côté. En pays déjà étranger ! Am Rhi àne fangt s Ditschland a. Tandis que ane, c'est do, ici, d'heim, chez soi. Kumm do ane, Schatz. Viens ici, chéri(e). Ne pas savoir où ane, comme l'oiseau dans les nuées de la tempête,c'est être perdu, c'est le désarroi, le malheur. Glecklig die wu wisse wu se ane gheere, wu se d'heim sin. Heureux ceux qui savent à quel monde ils appartiennent, où est leur patrie. Ce ne sont pas les Alsaciens ! Rengaine de mon pays :
Iwer dr Hügstein
fliege d'Bràme.
Wenn si driwer sin
no sin si dàne.
Par-dessus le Hugstein (un vieux château en ruine, entre Guebwiller et Buhl) volent les taons. Quand ils sont passés, ils se trouvent de l'autre côté. Quest-ce que c'est bête ! Une évidence. Doit-on sourire de la mauvaise rime ? Hé, ce nest pas si bête que ça. Dans le mot dàne, dérivé de àne, qui veut dire de l'autre côté, on peut entendre, en allongeant beaucoup ses oreilles, quelque chose de la séculaire expérience des Alsaciens. Quand ils traversent le fleuve, ils sont de l'autre côté, ils ne sont plus chez eux ! Quand ils traversent la montagne, pareil Cela dit avec humour toutefois, un imperceptible clin d'œil !
Édition Alfred Kastler, européen et prix Nobel
En 64 pages agrémentées de nombreux documents,Jean-Paul Sorg, avec la complicité de son ami Bernard Berger, vient de publier chez Vent d'Est un portrait d'Alfred Kastler. 'L'occasion de retrouver la complexité et la richesse de l'Alsace à travers le parcours de cet illustre Guebwillerois, prix Nobel de physique en 1966.
Pour ne pas avoir à choisir entre deux cultures l'allemande et la française « il s'est tourné vers les sciences, dont le langage est universel ». Voilà, en quelques mots, résumée la trajectoire d'Alfred Kastler, européen convaincu, prix Nobel de physique et poète. Sous la plume de Jean-Paul Sorg, qui signe son portrait dans la collection « Portraits célèbres dAlsace » aux éditions Vent d'Est, le grand homme, décédé il y a trente ans, apparaît dans toute sa complexité et dans toute sa richesse.
Pour cet ouvrage, plaisant à lire et bien documenté, Jean-Paul Sorg, sest appuyé sur des documents collectés par Bernard Berger, professeur de mathématiques au lycée Kastler, aujourd'hui à la retraite. « Nous sommes un peu comme Erckmann-Chatrian » , sourit lauteur, qui a traduit par le passé une trentaine de poèmes de Kastler en français avec l'aide de Bernard Berger. « Dans cette histoire, mon travail a consisté à porter des documents » , soutient modestement le professeur de mathématiques.
« Kastler était un homme remarquablement doué sur tous les plans »
L'auteur met en lumière lenfance du jeune Alfred, marquée par « une éducation allemande et protestante » , dans une maison attenante au presbytère protestant de Guebwiller. La Grande Guerre bouscule tout. Et quand la paix revient, le jeune Alfred est tellement désemparé quil pense un temps arrêter ses études. Il craint de ne pas shabituer à un nouveau système denseignement, à cette nouvelle langue. Lui qui se rêvait poète et écrivain, qui écrivait déjà des textes en allemand, a du mal à apercevoir une issue. Il est toutefois rattrapé par le professeur Greiner, « qui sut le passionner pour les mathématiques, science que lon parle partout de la même manière » , écrit Jean-Paul Sorg, pour qui « Kastler était un homme remarquablement doué sur tous les plans ».
Arrivé à l'École normale supérieure (ENS) de la rue d'Ulm, Alfred Kastler se passionne pour la physique. Mieux, sa double culture lui permet d'accéder très tôt aux travaux de chercheurs allemands en physique quantique. C'est cette même connaissance de la langue allemande qui va lui donner loccasion d'assister à une conférence donnée par Albert Einstein au Collège de France en 1922 ! À l'opposé, par son mariage avec Élise Cosset, normalienne elle aussi, charentaise et issue d'une famille républicaine et laïque, « l'Alsacien Alfred Kastler accéléra en quelque sorte, au niveau des mœurs, sa formation française » , avance l'auteur.
Sur le travail du scientifique, l'auteur insiste principalement sur les qualités de pédagogue dAlfred Kastler, sur sa capacité aussi à transmettre un enthousiasme qui pousse ses collaborateurs à donner le meilleur deux-mêmes. Recevant le prix Nobel, le chercheur va dailleurs saluer le travail de son équipe, et en particulier celui de Jean Brossel avec qui il a fondé, en 1951, le laboratoire de spectroscopie hertzienne de l'ENS. « Alfred Kastler est aussi un homme qui a réfléchi aux limites de la science et de la recherche, aux conséquences aussi de son travail » , pointe Jean-Paul Sorg, qui cite « Cette étrange matière », l'ouvrage dans lequel Kastler porte un regard critique sur le travail des chercheurs. Cest aussi pendant ces années-là, que le chercheur retrouve le chemin de la poésie.
« Henri a connu la fin tragique dun Malgré-Nous »
Dans ce portrait, l'auteur n'élude pas les failles du grand homme, comme cette dépression qui l'arrête pendant une année alors quil prépare l'agrégation à lENS. Sa mère vient de décéder, il a fait beaucoup d'efforts pour s'adapter Cest un psychiatre-psychanaliste bâlois qui l'aidera à sortir de cette crise. Et le jeune Kastler en profite pour traduire en français deux opuscules du médecin ! Autre tragédie dans la vie de Kastler, la disparition de son jeune frère Henri, à qui Kastler dédiera dailleurs « Europe, ma patrie », son recueil de poèmes. « Henri, qui était lui-même poète et écrivait en allemand dans la veine romantique, a connu la fin tragique d'un Malgré-Nous, quelque part en Pologne » , rappelle Jean-Paul Sorg. Au sortir de la guerre, Alfred Kastler tentera, en vain, de retrouver la dépouille de ce frère tant aimé.
Toujours actif, Kastler, que l'histoire a rendu bilingue, va aussi se faire le chantre de l'enseignement bilingue dès la fin des années 60, la paix désormais bien installée. Il va même jusquà écrire son texte « Notre avenir est bilingue » dans les deux langues. « Par sa démarche, il nous rappelle son enracinement dans cette culture alsacienne » , soutient Jean-Paul Sorg, qui parle de « la richesse de la période allemande, de 1870 à 1914 ». Quant à Bernard Berger, il a retrouvé dans le parcours de Kastler celui de ses propres parents, qui ont vécu « la transition linguistique ». Il est certain que les lecteurs retrouveront eux aussi une part deux-mêmes dans ce portrait.
Elise Guilloteau journal L'ALSACE du 07/02/2014
L'ÂME, LA LANGUE ET L'AMOUR
Jean-Paul Sorg
Toutes les chaises étaient occupées, autour de la table et le long des murs. Dans l'assistance, souriant, espiègle, M. le maire de Guebwiller*. On se trouvait (le 22 septembre dernier) dans une salle de l'Hôtel de l'Ange "ìm Angel". Si on croit aux anges, et que les anges passent, comment ne pas sentir le souffle de l'âme et y croire ?"
Après un préliminaire liturgique de Richard, lisant du Egen et du Kastler, et un préliminaire historique sur les origines du sentiment d'une identité alsacienne (lire ci-contre), la discussion a dévié assez vite de la question de l'âme au problème de la langue.
- L'un : On ne peut pas être alsacien, avec une âme, si on ne sait pas parler lalsacien.
- Un autre : Ce n'est pas si tranché. Il ne faut exclure personne. J'ai un cousin qui est originaire dAlsace, mais il a grandi à Paris. Sans connaître l'alsacien qu'il na pas pu apprendre, il se sent alsacien à fond, il a plein d'alsatiques chez lui et en sait plus sur l'histoire de notre région que toi.
- Le conciliateur : Voilà, ce qui importe, c'est l'amour. Et l'âme, ce n'est rien d'autre que l'amour. Un tel ne sait pas parler l'alsacien, mais il aime cette langue et il aime qu'on l'aime ! Il a plaisir à l'entendre, même s'il ne comprend pas un traître mot !
- Un trublion : Mais c'est quoi, cet alsacien dont vous vous gargarisez ? Ça n'existe pas ! Oui, je vous le dis, l'alsacien n'existe pas. Ce nest pas une langue et ce n'est même pas un dialecte. Ces sont des parlers divers qui changent d'un coin à lautre.
- Un professeur : Faut pas pousser. À travers toutes ces petites différences qui font son charme, l'alsacien est bien une langue allemande originale, que l'on comprend d'un bout à lautre du pays.
Rémy, alors, se lève. On ne la jamais entendu parler autrement qu'en français. Mais là, il se met à faire un discours dans l'alsacien de sa région du nord, là-bas, derrière la forêt de Haguenau, vers Sarre-Union (Buckenum), il dit son plaisir de pouvoir s'exprimer ce soir comme dans son enfance et on le comprend, on comprend tout, on applaudit, c'est du francique, mais avec un peu d'oreille nous, les Alémaniques que nous sommes, nous arrivons à suivre. Et c'est réciproque. La preuve que l'alsacien existe bien comme une langue qui a son unité et que c'est elle qui donne à l'Alsace une personnalité, une âme ! Cqfd.
Sans parvenir à une définition savante et en nous écartant par moments du strict problème linguistique, nous avons tout de même pu saisir au passage que l'âme se nourrit d'amour et l'amour, de beauté. L'âme n'existe que dans la mesure où elle aime et souffre, l'indifférence est sa mort. Les objets de son amour, donc aussi de ses soucis et craintes, sont la langue, en effet, la "Heimet" et ce qu'on peut appeler le patrimoine. Aussi longtemps que lAlsace sera belle, des âmes s'éveilleront pour l'aimer et manifester leur amour, le rendre contagieux. Mais ne l'est-elle pas de moins en moins ? Tant de transformations qui sont des enlaidissements. Cest votre opinion. Qu'est-ce que le beau ? Pouvez-vous me le dire ? Il change. Les goûts évoluent. Chut ! C'est un autre sujet.
(*Daniel Weber, *Stàmmdìsch 22/09/06)
UNE FONTAINE DANS LES VIGNES, LE BELZBRUNNE
Jean-Paul Sorg
Journal l'Alsace
Traditionnel Maibummel, dimanche dernier, du Cercle Émile Storck. Départ au cimetière de Guebwiller. Instant de recueillement devant la tombe de l'abbé Charles Braun (1820-1877), auteur de ce chef d'œuvre, réédité en 2001, Les légendes du Florival, puis devant celle de « notre » poète emblématique Émile Storck (1899-1973), qui en plus de ses évocations de la nature avait mis en vers, dans Lieder vu Sunne un Schàtte, des légendes et ballades du pays de Guebwiller, de l'entrée de la vallée jusqu'au somment du Ballon.
Là, pour notre « balade » (avec un seul « l ») de mai, nous nous sommes contentés de traverser à basse altitude le vignoble du versant de l'Unterlinger (à gauche de la route qui va de Guebwiller à Bergholtz). Végétation grillée entre les plants de vigne sur certains arpents. Du poison a été déversé à haute dose. Désolation hivernale en plein printemps ! « Que veux-tu, faut ce qu'il faut, la main dœuvre coûte trop cher ! » Au pied de l'abrupte colline boisée de lOberlinger, qui domine la ville du côté est, l'Unterlinger savance comme un éperon vers la plaine. Très bon observatoire. Y eut-il là jadis un camp romain, un « Castelberg » ? On y a trouvé quelques rares vestiges comme une lampe en terre cuite -, qui le donnent à penser. Mais rien de sûr !
Cet hypothétique Castelberg fait comme écho au nom de la montagne, Kastelberg, dit aussi l'Oberlinger, au sommet duquel se serait élevé jadis également un « merveilleux château », de même nom, qui avait « juste autant de fenêtres que l'on compte de jours dans l'année » (Les légendes du Florival, p. 147).
Entre ce château et en contrebas l'extrémité de l'Unterlinger depuis longtemps couvert dun vignoble, dans laxe du soleil de midi, on découvre une fontaine à deux vasques, le dit Belzbrunnen dont l'eau coule en toute saison. Légende dune châtelaine, « dame blanche », qui chaque jour à lheure de midi descend de son palais du Kastelberg (qui aujourdhui n'est plus qu'un « château souterrain », donc invisible aux mortels) et se rend à la fontaine où, suivons le récit de l'abbé Braun, « elle se lave et ajuste sa toilette, s'apprêtant à recevoir ainsi son bien aimé. Mais hélas, la belle Mélusine a beau regarder du côté de la plaine, personne ne se montre ; elle a beau monter sur un tertre, si haut quelle peut monter, elle ne voit que les arbres qui verdoient et le chemin qui poudroie, et s'aperçoit enfin que celui qu'elle attend a passé outre. »
Qu'est-ce que tout cela peut bien vouloir dire ? Y a-t-il au cœur de la légende un savant symbolisme ? L'abbé Braun nous apprend que les dames blanches, déesses de la Germanie, sont épouses de Wotan ou Odin ; que Jupiter-Odin est dieu de l'air et que sa femme Frigga ou Frija ou, comme on veut, Fria, ou encore Frida (de là notre Fridig, Freitag, Vendredi), personnifie l'eau ; quelle peut apparaître sous la forme d'une cigogne, dans les hautes régions de lair, ou dun cygne à la surface dun lac. Image du nuage, qui est à la fois air et eau et qui descendant sur la terre « se met à la disposition de l'homme pour le servir ».
On s'y perd un peu dans toutes ces métamorphoses approximatives, mais comprenons que lorsqu'un nuage est frappé par les rayons du soleil et qu'il fond en pleurs, nous assistons là comme à « un conflit de juridiction entre le soleil et la pluie » ; « c'est Frigga qui pleure sous la verge d'Odin » (Ibid., p. 134).
Justement, au cours de notre promenade, sous un ciel de plus en plus menaçant, une cigogne, je vous assure, est venue survoler notre petit groupe plusieurs fois, trois fois exactement. « Cest un signe », dit Jean-Michel. « Un double signe », renchérit Richard. Le premier pensait à notre poète Storck. Le second, à une incarnation de Fria, nous annonçant la pluie. Je répondis : « Non, c'est pas un signe, ce n'est qu'une cigogne ! »
Jean-Paul Sorg
1914 au front
Mort du poète alsacien Ernst Stadler
Le 30 octobre 1914, le lieutenant de réserve au 80e régiment dartillerie de campagne, Ernst Stadler, a trouvé la mort près de Zandvoorde, en Belgique, dans la boue et l'eau des Flandres, sur les rives de Yser, théâtre durant un mois de féroces tueries. Il tenait une position sur les hauteurs, d'où les batteries étaient pointées sur la ville. Il fut frappé par un obus anglais.
Tout au début de l'année il avait publié à Leipzig un recueil de poèmes Der Aufbruch, qui sera reconnu comme une œuvre pionnière du mouvement expressionniste et le fera entrer dans l'histoire de la littérature allemande. « Aufbruch », on la traduit par Départ. Le départ pour la guerre ? Il n'avait pas prévu cela. Rupture, éclatement serait une traduction moins contestable. Une génération attendait, désirait l'éclatement de forces nouvelles, subversives, et c'est la guerre qui éclatera et fera éclater l'Europe entière.
Herbert Stadler, sous-préfet à Guebwiller (kaiserlicher Kreisdirektor), traverse la France (sa zone envahie) en auto pour ramener le cadavre de son frère cadet. Les obsèques eurent lieu le 12 décembre à Strasbourg, en léglise protestante de la Robertsau, et la dépouille repose dans le cimetière Saint-Louis Robertsau, section 4 C. La tombe est entretenue depuis 1969 ad aeternam par le Ministère des anciens combattants et victimes de la guerre.
Publiée dans la Straßburger Post, l'annonce mortuaire, envoyée de Guebwiller, signée par la mère, veuve, et le frère, indiquait les qualités sociales du défunt : Privatdozent à l'université de Strasbourg, ancien professeur de l'université de Bruxelles, chevalier de la Croix de fer.
Il était né à Colmar le 11 août 1883, au 21 boulevard Saint-Pierre. Son père, d'origine bavaroise, était un haut-fonctionnaire de l'Empire, avocat général à la Cour d'appel de Colmar, ensuite Conseiller de gouvernement au Ministère d'Alsace-Lorraine à Strasbourg, pour finir administrateur et curateur de l'université. La famille habitait une grande maison à l'angle d'une rue cossue qui longeait les nouveaux bâtiments universitaires. Les deux fils font leurs études secondaires au Gymnase protestant. (Leur mère était protestante.) L'aîné, Herbert, né à Mulhouse (Mülhausen) en 1880, choisit à l'université le droit et l'économie politique. À 33 ans il est nommé sous-préfet à Guebwiller, où il restera jusquen 1917. Après la guerre, il sera maire de Kassel, de 1925 jusquà sa destitution par les nazis en 1933.
Déjà poète au lycée et partie prenante dans l'aventure du Stürmer, la revue littéraire fondée par son ami René Schickele, le jeune Ernst Stadler entreprit des études de lettres romanes et germaniques à Strasbourg et à Munich. Il se spécialisa en philologie et soutint en 1906 une thèse sur les différences entre les manuscrits C et D du Parzival de Wolfram von Eschenbach ! Il se destine à une carrière universitaire. Bénéficiant d'une bourse de la Fondation Cécil-Rhodes, il séjourna pendant deux ans au Magdalena College dOxford. Une belle éducation européenne ! Revenu à Strasbourg via Paris, il prépare sa thèse d'habilitation sur les traductions du théâtre de Shakespeare par Wieland. Chose faite, il retourne à Oxford en 1910. Invité à donner des cours à l'Université libre de Bruxelles, il loue un appartement meublé en ville, chaussée de Waterloo ?
Il écrit à Charles Péguy, négocie avec lui les droits de traduire certains de ses textes, il a déjà traduit et publié dans Die Aktion, revue libérale davant-garde, « Qu'il y a un héroïsme républicain », un passage de Notre Jeunesse. Il avait commencé par traduire des nouvelles de Balzac et était sur le point de terminer la traduction dune série complète des Prières si franciscaines de Francis Jammes. En découvrant quelques extraits, des lecteurs bilingues ont estimé que, chose exceptionnelle, la version égalait par endroits l'original et en imitait à merveille la singulière musicalité.
Wenn einst zu dir, mein Gott, der Ruf zu gehn mich heißt,
Dann gib, dass feiertäglich rings das Land im Sommerstaube gleißt.
Ich will nur so, wie ich getan hienieden,
Einen Weg mir wählen und für mich in Frieden
Ins Himmelreich hinwandeln, wo am hellen Tag die Sterne stehn.
Ich greife meinen Stock und auf der großen Straße will ich fürbaß gehn
Und zu den Eseln, meinen Freunden, sprech ich dies :
"Hier, das ist Francis Jammes, der geht ins Paradies".
Lorsqu' il faudra aller vers vous, ô mon Dieu, faites
que ce soit par un jour où la campagne en fête
poudroiera. Je désire, ainsi que je fis ici-bas,
choisir un chemin pour aller, comme il me plaira,
au Paradis, où sont en plein jour les étoiles.
Je prendrai mon bâton et sur la grande route
j'irai, et je dirai aux ânes, mes amis :
Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis.
Il n'y avait pas beaucoup d'intellectuels à l'époque ayant une telle envergure européenne, connaissant à fond et pratiquant les trois langues et les trois littératures majeures du contient. Ironie amère, sarcasme de l'histoire : cet homme qui s'apprêtait à publier une édition complète et commentée des traductions de Shakespeare en allemand a été tué par un obus anglais - et lui qui a enseigné à Bruxelles pendant trois ans et devait se sentir un peu belge aussi mourra sur un bout du territoire belge. Son œuvre, trilingue par les traductions, et tout son travail intellectuel, résolument transnational, témoigne de l'unité culturelle de l'Europe, des flux spirituels qui la parcouraient et dont il était délibérément et avec aisance un corps conducteur. Mort absurdement à 31 ans ! Son destin nous interpelle, il est de ceux qui tragiquement révèlent ce que cette guerre européenne (et mondiale) avait de monstrueux et sa fureur autodestructrice. Effondrement d'une civilisation. Le siècle ne s'en remettra pas. Une vingtaine d'années sécoule et il refera la démonstration en plus grand et plus démoniaque encore.
Officier de réserve, fils de bonne famille au service de l'empereur, il ne pouvait se dérober, par pur pacifisme, à son devoir et manquer à l'honneur. Ses amis René Schickele, Hans Arp, Otto Flake pouvaient gagner plutôt la Suisse, mais pas lui.
Il fut mobilisé dès le 1er août, jour de la déclaration de guerre de l'Allemagne à la Russie, et reçut lordre de rejoindre son régiment à Colmar. La première chose qu'il fit la veille et qu'il nota dans son Journal (Kriegstagebuch), c'est acheter un revolver. La ville, Strasbourg, est en émoi. Téléphone et télégraphe sont interrompus. Il rencontre Fritz Meyer qui lui dit son regret et ses craintes de voir la France entrer à son tour dans l'engrenage de la guerre. « Mais le temps des sentimentalités est passé. »
L'après-midi il prend le train pour Guebwiller où sa mère habitait à la sous-préfecture chez son fils aîné. Gares encombrées. Des troupes de réservistes sont déjà embarquées dans des trains. Ils chantent. Les familles et les amis agitent des mouchoirs.
Le lendemain, son frère le conduit, dans sa voiture de sous-préfet, à la caserne de Colmar. Une autre voiture les dépasse à la hauteur de Rouffach, le chauffeur leur fait signe de s'arrêter. Ils croient que l'ordre de mobilisation vient d'arriver. Non, cest la selle quon apporte à l'officier, dont le privilège sera d'accompagner ses hommes à cheval.
Dimanche 2 août, alors que la guerre avec la France n'est pas encore déclarée et que l'ennemi déclaré est la Russie, l'armée allemande envahit le Luxembourg ! Le régiment d'Ernst Stadler est cantonné à St. Moritz (Saint-Maurice) dans le val de Villé. La population se montre aimable, mais est méfiante et craintive. Les paysans demandent l'autorisation de faucher. Ils pensent encore : « La France ne peut pas vouloir la guerre. Ils nont pas d'ordre, les Français. Chaque année un autre président. » Des arbres fruitiers ont été abattus et des vignes coupées pour dégager le champ à l'artillerie. Des escarmouches, puis des batailles au canon vont dès le lendemain causer de nombreux morts et blessés des deux côtés. Les troupes françaises réussissent des percées vers la plaine le 17 août. La localité de Saint-Maurice subit des représailles aveugles de la part des Allemands. 38 bâtiments sont incendiés. Quatre citoyens de la commune passés par les armes. Le régiment de Stadler a été éloigné la veille et il a pris ses quartiers à Quatzenheim, dans le Kochersberg. Deux jours de repos.
De là, par petites étapes, commence pour le régiment une sorte d'errance sur le versant lorrain des Vosges, selon les déplacements sinueux de la ligne de front. Violents combats autour de Raon l'Étape qui brûle. On se rapproche de Saint-Dié. On campe à Bertrimoutier. On grimpe le col du Mandray. Feu. Partout fument et brûlent des maisons. Danse de sabbat. Retour sur Bertrimoutier. Repos, le 7 septembre. Pas moyen d'avoir du vin au village. De nouveau, on recule et on va changer de secteur. Rouler par train jusqu'à Saarbrücken, Aachen (Aix-la-Chapelle). Préparation des batailles de Belgique et de la Course à la mer du Nord.
Une légende raconte que Péguy et Stadler se seraient salués quelque part en Champagne, de tranchée à tranchée. Deux jeunes écrivains, le français et l'allemand, espoirs de leur génération, tombés aux premiers mois de la guerre, pour ainsi dire parallèlement. Intellectuels emblématiques de l'une et de l'autre nation, ils étaient faits pour s'entendre, avaient commencé à s'entendre. Leur œuvre et leur esprit disaient oui à la civilisation, non à la guerre. Quoique Péguy ? Après les coups de Tanger et d'Agadir (pressions répétées de lempereur Guillaume II sur la France pour quelle renonce à ses « droits » sur le Maroc), il était devenu d'un patriotisme hargneux et ne jugea plus du courage national qu'à l'aune de la reconquête de l'Alsace et de la Lorraine. Tout le contraire de la position de Stadler qui rêvait d'une Alsace biculturelle, consciente de sa vocation médiatrice de « pays du milieu ». Ils n'étaient donc pas vraiment en accord, Péguy et Stadler, mais on ne sait trop comment l'esprit européen de réconciliation de l'après-guerre avait construit la légende littéraire de leurs ultimes salutations fraternelles.
De fait, les dates et les lieux ne collent pas du tout. Le lieutenant Charles Péguy fut tué « à l'ennemi », d'une balle dans la tête, le 5 septembre 1914, près de Meaux, entre Villeroy et Monthyon, région de la Brie champenoise. Il participait à la retraite qui précédait la bataille de la Marne. Or, le lieutenant Ernst Stadler se trouvait loin de ce théâtre d'opérations ; début septembre il combattait, nous l'avons vu, sur le flanc ouest des Vosges. La connaissance de l'histoire déjoue la légende, mais celle-ci ne continue pas moins dêtre contée et de figurer un désir, ce qui aurait pu exister et qu'on aurait aimé.
Après être monté jusquà Cologne, le 80e régiment d'artillerie fut envoyé sur Liège pour participer au bombardement de la ville (dimanche 13 septembre). Le lieutenant Stadler constate les dégâts. L'Hôtel de Ville miraculeusement épargné. La flèche de la cathédrale démolie. Place du Marché presque toutes les maisons incendiées. La guerre se fait de plus en plus sale, irrémédiablement. Le lendemain, déplacement du régiment sur le front de la Marne, département de l'Aisne. Combats sans répit, durant un mois, du 19 septembre au 19 octobre. Horreurs sur le plateau de Craonne. Guerre de position, maintenant. Les soldats et les officiers s'abritent dans les caves du village, en dessous des ruines. Nouveau transfert du régiment dans la région des Flandres. Le Journal qui depuis le 31 juillet a régulièrement été tenu, sauf quelques rares interruptions et jamais plus de deux jours, s'arrête le jeudi 22 octobre, à l'arrivée sur les bords du Canal de l'Oise. Le soldat poète observe : « Traversée de magnifiques paysages d'automne, eaux et pâturages d'un vert encore clair. Les bosquets jaunis, certains arbres déjà dénudés en hauteur. À Castres, cantonnement difficile » Il lui reste huit jours à vivre, une semaine et un jour. Le 30 octobre est un vendredi.
Pourquoi s'est-il arrêté décrire ? Combats incessants ? Pas un moment pour soi ? Ou grande fatigue physique et, pire, lassitude morale ? Le 21 octobre, il avait noté : « Atroces maux de tête » (Scheußliche Kopfschmerzen). Et : « Je me sens mal ». Pressentiment de sa fin proche ? Une deuxième légende accompagne son histoire. Elle rapporte qu'une voyante tzigane, qu'il avait consultée lors de son dernier passage début juillet à Paris, étape entre Bruxelles et Strasbourg, lui avait prédit qu'il n'irait pas au Canada Il venait d'accepter sa nomination comme professeur associé de luniversité de Toronto pour deux ans et projetait son voyage en septembre. Inquiétude devant ce bouleversement de son existence ? La tzigane lui aurait laissé entendre qu'il mourrait avant. Malgré l'attentat de Sarajevo (le 28 juin), personne ne pouvait alors savoir qu'une guerre éclaterait en août. Ernst Stadler était-il superstitieux ? La prédiction funeste pesa-t-elle sur sa conscience et l'avait-il intériorisée ? L'entrée en guerre signifia-t-elle pour lui une confirmation de l'étrange prophétie ? Rien dans son Journal ni dans ses lettres ne permet de le penser.
L'obus anglais qui l'a déchiqueté ne le visait pas, lui, Ernst Stadler en personne, poète, écrivain, et il nétait pas dirigé sur lui par un destin écrit dans le ciel. La voyante navait rien vu. Le tireur anglais pointait une position de l'ennemi. Le lieutenant Ernst Stadler se trouvait là, en cet instant, sur la trajectoire du projectile. Terribles jeux du hasard et de la fatalité.
PETIT HISTORIQUE DE LA CONSCIENCE ALSACIENNE
( 1806-2006) Jean-Paul Sorg
Depuis quand les Alsaciens savent-ils qu'ils sont alsaciens ? Pas depuis toujours. Il y a une histoire. Ce n'est que depuis deux siècles qu'ils ont ou peuvent avoir une conscience régionale deux-mêmes (ein elsässisches Bewusstsein). Il est possible de dater l'événement. 1806. Un notaire strasbourgeois, Ehrenfried Stöber, qui se pique de littérature et de politique, publie le premier numéro d'une série d'Alsatische Taschenbücher. Il a inventé les alsatiques, et tout de suite en format de poche. Dans ces « livres », en fait une revue collective qui regroupe une poignée d'intellectuels, paraissent des textes de réflexion et de recherches historiques et des poèmes, surtout, en allemand et, quelques-uns, en dialecte alsacien (strasbourgeois).
Sont affirmées, pour la première fois d'une façon claire et publique, une spécificité alsacienne et une sorte de droit à être soi-même. C'est que l'Alsace vient de souffrir, elle a été suspectée et linguistiquement opprimée pendant les années de la terreur révolutionnaire. En l'an II de la République (1793), un rapport démontrait la nécessité et définissait les moyens « d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française ». Sous Napoléon (Napi), ces choses se sont calmées, mais le traumatisme subi a laissé des cicatrices. L'âme des Alsaciens tremblait encore ! Cest alors que des intellectuels ont défendu la cause dune irréductible ambiguïté ou ambivalence, qui n'est pas duplicité, alsacienne. Ils ont défini un Deutschfranzosentum, une manière allemande d'être français.
« Meine Leier ist deutsch, sie klingt von deutschen Gesängen / Liebend den gallischen Hahn treu ist französisch mein Schwert »
Transcrivons : Notre lyre est allemande, notre âme, romantique, se berce de chansons allemandes ; mais notre esprit politique et notre cœur patriotique sont fidèles à la France
Cela se trouve dit avec une emphase qui paraît aujourd'hui ridicule. Notre âme, diraient les jeunes, pas romantiques pour un sou, se bercent de rap et de chansons anglaises. Certes ! Mais il ny a pas si longtemps, en 1985, un recteur clairvoyant, Pierre Deyon, a dû enfin reconnaître l'allemand, avec sa facette alsacienne, comme « une langue régionale de France ». La faire vivre, l'inscrire durablement dans l'enseignement, en banaliser l'usage, ce n'est toujours pas facile. Résistances idéologiques, complexes et indifférence freinent le mouvement. On ne finit pas d'en débattre et de combattre !
L'âme alsacienne, où est-elle donc ? Elle vibre dans les luttes.
PETIT HISTORIQUE DE LA CONSCIENCE ALSACIENNE ( 1806-2006) - Jean-Paul Sorg
Association Cercle Émile Storck : des projets et des regrets - Elise Guilloteau
La leçon d'alsacien - Jean-Paul Sorg
Édition Alfred Kastler, européen et prix Nobel
L'ÂME, LA LANGUE ET L'AMOUR Jean-Paul Sorg
UNE FONTAINE DANS LES VIGNES, LE BELZBRUNNE - Jean-Paul Sorg Journal l'Alsace
Jean-Paul Sorg - 1914 au front Mort du poète alsacien Ernst Stadler