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« Le bonheur alsacien »

dans la mémoire et limagination de Jean Egen

Jean-Paul Sorg


Qu'aimons-nous par-dessus tout dans l'œuvre de Jean Egen ? On serait tenté de l'enrôler parmi ceux qui défendent et illustrent la double culture des Alsaciens et leur droit au bilinguisme. Et bien sûr qu'il se tient de ce côté, avec nous, et il nous encourage. Il connaît les injustices faites aux Alsaciens, il comprend leurs « problèmes d'identité » ; le petit Jean, le Changala, qu'il a été les a vécus, comme déjà son père, et il avait dû distribuer quelques gnons à qui lui avait manqué de respect, tant ceux qui lui criaient « Sale boche » dans la cour de l'école à Audincourt que ceux qui le traitaient de « Walsch Dockala » (petit con français) dans les rues de Guebwiller.
Mais le conteur qui se souvient (dans Les tilleuls de Lautenbach ou dans Le Hans du Florival) comme le romancier qui tisse ses rêves de fraternité (dans la trilogie, Le partage du sang) ne perd pas son énergie à se lamenter et à accuser ; il montre plutôt comment les Alsaciens, en premier ceux de Lautenbach et du Florival, qu'il considère comme « le chef dœuvre de la création », ont su dans les années 20 et 30 du siècle dernier, dans cette parenthèse de même pas vingt ans de paix, vivre leur vie, parler leur langue, l'alsacien donc, comme le bec leur avait poussé, le plus naturellement du monde. Ils étaient ce qu'ils sont ! Ils n'intériorisaient pas, ne couvaient pas de complexes, ne déchiraient pas leur âme entre une vaporeuse francité et une brumeuse germanité, n'avaient pas besoin d'une psychanalyse, ils ne s'en laissaient pas conter au fond, il leur plaisait par dépit d'être encore autres, donc eux-mêmes. Un peu fous peut-être, certains, mais pas névrosés, pas inhibés.

Avec ce qu'ils avaient sous la main, les fruits de la terre et des bois, les poissons des rivières, les animaux qu'ils élevaient, et forts de leur artisanale industrie, capables par exemple de transformer « la tripaille la plus écoeurante en la plus savoureuse des charcuteries » ou d'extraire des framboises le plus parfumé des élixirs, ils créaient entre eux, dans le quotidien ou à l'occasion de fêtes diverses, religieuses ou patriotiques, des moments de volupté, de rire, de chaleur sociale ou de « convivialité », comme on dit trop banalement de nos jours, alors qu'on ne sait plus y faire.
Cétait le bonheur, somme toute, pratiqué par des gens libres et en vérité largement autonomes sur leur territoire, n'ayant pas besoin d'une constitution politique pour cela. « Les Alsaciens aiment être libres chez eux, ils ont horreur des contraintes et des interdictions » Être libre « chez soi », c'est vivre selon ses coutumes et traditions de toujours, et non selon des lois et des règlements imposés d'en haut, que ce « haut » soit Paris ou Berlin.
Pour l'oncle Fouchs, pas de doute ! Il le disait à Hans : n'oublie pas, « c'est dans le Florival que se trouve le bonheur » . Le Hans du Florival n'est pas un Hans im Schnockeloch ! Il sait ce qu'il veut et ce qu'il ne veut pas. Le Florival n'est pas un trou à moustiques. Le « mythe » du Hans im Schnockeloch, qui présente un Alsacien déchiré, malade, insatisfait par nature, ne vaut rien dans le Florival ni sans doute dans d'autres vallées secrètes, où l'on rencontre des Alsaciens « volontaires, entêtés, restant debout dans les tempêtes et refusant obstinément de se laisser désintégrer par les tourbillons de l'Histoire » .
Sauf que : ce que l'Histoire, autrement dit les guerres, na pas pu défaire, la modernité à partir des années 1960 ou le progrès la réussi sans coup férir. Pas besoin de faire un dessin ?
On ne va pas discuter ici des bienfaits et méfaits du progrès. Toujours est-il que de nos jours personne ne pourrait plus répéter après loncle Fouchs (ou le narrateur, Jean Egen), que « le bonheur habitait toute la vallée » et que « c'était dans les auberges qu'il atteignait son plus haut degré de concentration ». Les auberges sont devenues rares et celles qui subsistent (survivent) sont davantage tournées vers les touristes, amateurs de pizzas ou gastronomes, que vers les indigènes. Les maisons de la culture, d'avantage maisons des seniors que de la jeunesse, ne remplacent d'aucune façon les auberges d'antan, avec au milieu ou près du comptoir le Stammtisch, la table ronde et ouverte des habitués. (Dans telle petite ville de la plaine, le Stammtisch, qui déjà nétait plus qu'un vestige culturel rassemblant quelques dialectophones une fois par mois, a été chassé de l'auberge, devenue un trois étoiles, et n'a trouvé refuge qu'au presbytère, converti en foyer polyvalent. Ainsi se transforme insensiblement le monde et si nous ne lisons pas, si nous navons pas de mémoire, nous ne nous en rendons même pas compte, nous nous adaptons, braves et flexibles, nous faisons avec)

Quand l'oncle Fouchs entrait dans un café, « tout le café devenait théâtre ». Les blagues roulaient, les unes douteuses, d'autres profondes, politiques et philosophiques ! Un des grands plaisirs de la vie sociale est bien de médire impunément, de « déconner » ensemble, de se moquer les uns des autres et du gouvernement, de proférer toutes sortes de méchancetés avant de les effacer à la fin dans une grosse rigolade générale, des plus salubres. Par sa faconde, par son esprit et son instinct théâtral, Fouchs subjuguait et enchantait ses auditoires, ses spectateurs, qui souvent l'attendaient, quand ils le savaient descendu au village, lui donnaient la réplique et assuraient lambiance comme au cabaret ! Il suffit par vallée ou par village d'un ou deux parleurs de son espèce (l'oncle Nicolas, qui tenait le café Herrgott au centre de Lautenbach, n'était pas mal non plus) pour que le Verbe circule et irrigue le corps social, pour que les gens acquièrent les uns sur les autres et sur « le monde extérieur » une certaine intelligence désabusée, un savoir malin La sagesse populaire qui se forme ainsi est plus pénétrée de scepticisme quon ne veut le croire.
Ne généralisons pas, mais tel était le vécu de Jean Egen, de Changala, dans la vallée, ce quil avait appris au contact de ses deux oncles surtout - et n'y a t-il pas un lien, une continuité, à relever entre cette expérience et la veine satirique du journaliste quil deviendra au Canard Enchaîné ? Et on ne sétonnera pas trop que la sorte d'humour acquise durant son « enfance alsacienne » ait trouvé une entrée dans l'équipe du Canard, c'est le côté français, frondeur et satirique de l'esprit alsacien. Ce qui rend l'oncle Fouchs si déroutant et attachant, c'est qu'il allie en lui l'ironie voltairienne et le romantisme germanique de Lenau ou de Wagner. Il a fait avec amour la double éducation de son neveu Changala dont il devinait la sensibilité et en même temps la liberté, la générosité. Il lui faisait écouter sur le gramophone Les Murmures de la forêt et lui récitait Der Postillon de Lenau. Au café, il en faisait son complice privilégié et d'une série de clins dœil lui signifiait tantôt : regarde, Changala, comme les gens sont bêtes, et tantôt : non, regarde comme ils sont braves. Retiens cette leçon d'humanité, on se comprend, hein !
Sa morale épicurienne du bonheur était aussi, comme la pratique de l'ironie, d'inspiration typiquement française. Le mot Glück, dont le sens premier est chance, na pas le même spectre que le mot « bonheur ». L' Allemand sage vise die Zufriedenheit, un état de paix ou de contentement, plutôt quil ne cultive le bonheur comme un art. Il est vrai que cet art inventé par les Grecs suppose des conditions favorables, un climat méditerranéen, beaucoup de soleil. On sait que l'Alsace, au sud ouest de l'empire allemand, et le Florival en particulier bénéficient d'un climat quasi méditerranéen du printemps à l'automne.
Une confirmation de l'idée que « le bonheur des hommes se trouve dans les petites vallées », qui sont comme des îles, l'écrivain Egen la redécouvrira chez son frère Giono, « le sage de Manosque » et le pacifiste décidé. Quand on vécu la guerre, la « Grande guerre », comme les oncles Fouchs et Nicolas, comme Giono, comme le philosophe Alain, qu'on en a réchappé par miracle, par hasard, qu'on a conscience qu'il ny a pas de raison au fait qu'on na pas connu le même sort funeste, mort au combat ou mutilé, que tant de camarades, on doit savoir que « le bonheur est le seul devoir valable » (sujet de dissertation proposé par Alain à ses élèves du Lycée Henri-IV), on sait qu'il n'est possible que par soi, par sa volonté et l'intelligence de la vie, et quil ne faut l'attendre ni de la politique ni d'un grossier progrès industriel.
Pour autant, ce scepticisme n'est pas un repli sur soi, un enfermement. Réfléchissant quarante ans après à ce qu'avaient été la vie et les pensées de son oncle, Jean Egen n'élevait pas de contradiction entre le particulier et l'universel, entre l'amour de sa vallée, comme « petite patrie », et un cosmopolitisme « post-national », selon l'expression de quelques-uns des philosophes « post-modernes ». Hans : « Je ne vois pas d'antinomie entre le bonheur du monde et celui du Florival. Au contraire. Pour m'en tenir à notre humble continent, je crois quil serait plus facile de faire l'Europe des petites vallées que celle des grands États. »
Peut-être pas, en réalité ? Peut-être que l'un est aussi difficile aussi impossible que l'autre ? On s'en rend compte encore plus nettement aujourdhui quil y a deux ou trois décennies, quand Jean Egen écrivit ces lignes, en 1984. Je me demande si l'espérance qu'il exprime (« je crois que ») n'était pas une élégance rhétorique. L'homme de cœur ne laisse pas à la fatalité le dernier mot.
Le bonheur est une vertu. Le courage de vivre. Et « courage », c'est « cœur ». Le bonheur est générosité et sagesse. Un art, disions-nous, qu'il faut exercer avec méthode et finesse. Mais où et comment l'apprendre ? Dans la mémoire de l'humanité. Dans la littérature. On invoque beaucoup, et on a raison, le devoir de mémoire. Pour lutter contre l'oubli et le rire bête qu'entretient la société du divertissement, pour pallier à la légèreté de l'être qui s'ensuit, on tente de sauver la mémoire politique des malheurs, des injustices et des victoires. Cest tout le souci de l'enseignement de l'histoire et de la diffusion d'une réelle culture historique.
Oui, mais avec la mémoire des horreurs et des grandeurs, que l'on ne néglige pas le souvenir des bonheurs anciens, que l'on ait une attention aussi pour la faculté qu'avaient les hommes et les femmes dautrefois, d'avant « l'ère du progrès », d'inventer des moments de bonheur. Car le bonheur, et non la grandeur, non la puissance, est le génie de l'être humain.
La grandeur ? « Veux-tu savoir où on peut la trouver ? Sache d'abord qu'elle est souvent toute petite, qu'elle peut se cacher dans nimporte quel moment du bonheur alsacien Ainsi raisonnait grand-père. Plus il payait tribut au malheur, plus il restait fidèle à la religion du bonheur. Il faut dire que c'est un culte auquel s'adonnent la plupart des Alsaciens. »
Vraiment ? Est-ce toujours vrai ? « Il suffit de voir ce quils ont fait de l'Alsace. De cette province ravagée par l'histoire, ils ont fait l'une des terres les plus riches, les plus gaies, les plus fleuries de la planète. » Jean Egen sublimait, idéalisait, rêvait. mais nous l'aimons justement pour ça, pour son imagination généreuse, et ne voulant pas désespérer nous soutiendrons, parierons que la mémoire des bonheurs d'autrefois a des vertus pédagogiques et thérapeutiques propres. Apprendre qu'il y a eu du bonheur et de quoi il était fait va engager les nouvelles générations à le réinventer dans les conditions où ils se trouvent ou malgré ces conditions qu'il leur faudra bien changer.
Les écrits, imaginaires ou vrais, de Jean Egen nous instruisent sur beaucoup de choses qui appartiennent à la condition humaine, ainsi que toute bonne littérature le fait, mais leur originalité principale est de nous montrer sur le vif ce qu'a été, ce que pourrait être toujours « le bonheur alsacien », dans le boire et le manger et dans la fantaisie, dans les jeux de langage, dans un être ensemble, dans l'amitié.
Son talent, son esprit propre, acquis durant ses vacances au Florival, est de raconter le bonheur avec infiniment de bonheur de grâce, d'humour, d'élégance et de tendresse. Et pour nous, du coup, le bonheur est de le lire et de le relire, le bonheur est dans la littérature et dans la célébration festive de la littérature, il est tous les deux ans dans les Journées Jean Egen !
Tout cela se laisse résumer d'un mot : humanisme, c'est-à-dire l'amour de la vie par lamour des let res et de l'esprit.